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19. Derniers moments Groenland

Mercredi 7 février. Nous venons d’essuyer deux jours de tempête. La température s’est glissée en dessous des -20°C, gratifiant nos corps de nouvelles sensations, rapidement douloureuses. Mercredi matin, pendant quelques heures, la visibilité ne permet à personne de sortir du navire. A cinquante mètre, tout disparaît. Trop dangereux. L’équipage reste tapi dans son cocon de navire.

 

Au milieu de la nuit suivante, nous sommes réveillés par une odeur suspecte. A l’avant du bateau, le chauffage s’est éteint du fait de la violence du vent probablement. Une fumée épaisse nous extrait de nos bannettes. Le corps tremblant, chaussés de nos charentaises, nous traversons la coursive couverte de neige pour rejoindre le carré où nous finirons la nuit. Le lendemain, tout rentre dans l’ordre et quelques notes d’humour nous permettent de digérer sereinement cet épisode inattendu.

 

Jeudi, Louis et moi partons en motoneige afin de renflouer nos réserves d’eau. Je lui propose : « Tu conduis à l’aller, je fais le retour ». Puis nous prenons la route du lac à vive allure. Louis tient le guidon d’une main vibrante. Soudain, il quitte les traces pour rejoindre le lac par un raccourci. Je sers les dents et me laisse emporter par la fougue de ce bellâtre insouciant ! Belle idée. Belle envolée. Nous arrivons par un autre côté du lac. Louis ne mollit pas et se lance sur les plaques de glace fendues, comme si de rien n’était. Je ressers un peu plus les dents et nous imagine plongeant dans l’eau glacée avec notre engin au détour d’une plaque de glace pas assez solide pour supporter le poids de nos corps et de la motoneige. Heureusement, la glace ne bronche pas et notre traversée du lac se fait tout en douceur.


Nous nous arrêtons aux abords du trou d’eau, complètement recouvert de neige, et commençons à planter notre « tuc » vigoureusement afin de percer la glace. Le froid s’est chargé d’épaissir la couche de glace qui nous sépare de l’eau (il doit bien y avoir 50 cm aujourd’hui). Il nous faudra bien une demi-heure pour enfin fendre la dernière pellicule de glace et voir le liquide tant convoité monter jusqu’à nous. Entre temps, les bouchons des jerricans se sont complètements collés et nous nous y prendrons à plusieurs reprises pour pourvoir enfin les remplir.

 

De retour au bateau, nous livrons notre cargaison d’eau et le temps d’une boisson chaude bien méritée, nous remontons sur notre destrier motorisé en direction d’Aasiaat par la banquise. Nous suivons les traces des quelques motoneiges qui ont déjà préparé le chemin. Le froid pince les corps aux extrémités mais le charme de ces paysages immensément blancs nous rend aveugles à ces désagréments. Notre chevauchée nous conduit à proximité de l’épave d’un navire et de quelques baraquements, probablement utilisés par des chasseurs. Mais les premières ombres de la nuit nous invitent à rebrousser chemin. Heureusement, le vent s’est calmé car nous aurions pu payer cher cette échappée dans l’horizon arctique.


Quand nous retrouvons le Manguier, les toiles d’Oïjha sont étendues dehors, dans la neige. Elle s’apprête à leur donner une dernière touche. Aurélie guète à quelques mètres, l’œil rivé sur sa caméra, saisissant quelques fragments de cette danse en peinture.


Au bateau le soir, après un dîner succulent, morue, pommes de terre, mayo, nous bavardons avec nos nouveaux amis groenlandais, Jens Peter et Gaaba, qui nous ont rejoint à bord pour un moment chaleureux où nous parlons politique et indépendance du Groenland. Notre séjour s’achève dans quelques jours et nous tâchons de mordre à pleins poumons ces derniers moments de partage au sein de cet îlot de paix polaire.


Vendredi 9 février, de bonne heure, je me lève à petits pas pour ne réveiller personne. Jens Peter vient me chercher en motoneige pour une intervention que je prévois de faire à l’école du village. Une petite dizaine d’enfants m’attend sagement. Nous commençons par quelques mots en français. « Bonjour ! », « Mon nom est … », « J’aime … skier, chasser, les jeux vidéo, voyager, … », « ça va ? », « ça va bien », « merci ! », « merci beaucoup !». Je leur présente ensuite quelques photos personnelles puis quelques vidéos. Lorsque les plus jeunes commencent à décrocher, je les invite tous à m’imiter et à bouger avec leur corps. J’initie alors des gestes, bras en l’air, les mains qui font les marionnettes, les bras sur le côté, comme un avion, puis comme un oiseau. Ils sourient et suivent les mouvements. Les mains sont maintenant l’une en face de l’autre, elles applaudissent. Tout le monde rit alors de bon cœur. Leur corps délesté de ce moment de fatigue mentale, les voilà près à repartir pour un tour ! Dehors, les plaques de glaces qui recouvrent l’océan ondulent au rythme d’une forte houle.


Samedi 10 février. Lars, le père de Gaaba, l’un des chasseurs et des hommes importants du village, nous propose de nous montrer une technique traditionnelle de pose de filet de pêche sous la banquise. Il nous retrouve au bateau en compagnie de sa fille Marie, et de ses fils, Gaaba et Richard. Il fait entre -20 et -30 °C et tout l’équipage part à dos de motoneige et de traineau. Arrivés aux abords de l’île qui se trouve en face du Manguier, Lars commence à percer la glace à plusieurs endroits. Transis de froid, nous l’observons lancer une sorte de harpon d’un trou à un autre et tirer ainsi le filet sur une cinquantaine de mètres.


De retour au bateau, nous leur proposons de partager un repas improvisé. Lars file au village chercher sa femme Juliana et toute la famille se joint à nous pour un autre moment de partage savoureux. Puis Oïjha nous propose à 16h d’assister au premier vernissage de l’exposition de ses toiles qu’elle prend le temps d’installer sur la banquise, non loin du bateau.


Dimanche 11 février. Le départ pour Aassiaat est prévu pour demain matin. Alors qu’une partie de l’équipage repart ce matin avec Lars pour lever les filets (qui ne donneront rien cette fois-ci), je reste au bateau avec Louis pour préparer un rôti-purée-haricot que nos co-équipiers apprécieront à leur retour. J’en profite pour rejoindre le village en début d’après-midi afin de partager un dernier moment avec mon ami Jens-Peter.


Nous sommes invités le soir chez Juliana et Lars pour un repas composé d’une soupe de bœuf musqué. Dernière soirée à Akunnaaq avec nos nouveaux amis inuit.


De retour à la frontale au bateau, soirée débriefing émouvante pour tout l’équipage suivie de quelques chants avec Théo à la guitare.


Lundi 12 février. Philippe a organisé notre retour vers Aassiaat en motoneige avec plusieurs hommes du village. A 11h, deux d’entre eux arrivent au bateau. Nous chargeons les valises sur un grand traineau attelé à l’une des motoneiges. Aurélie et Fleur grimpent avec Aqqalu et je monte derrière un autre Lars. Les autres partiront un peu plus tard.

 

Heureusement, nous avons pensé à nous munir de chaufferettes que nous avons glissé dans les gants et les bottes avant de partir. Cependant, malgré toutes ces précautions, lorsque l’on roule à 60 km/h sur la banquise, le froid nous saisit par le moindre interstice laissé vacant. Bien que paré de lunettes de ski, j’ai les yeux qui piquent du froid qui parvient quand même à s’immiscer. Froid aussi aux genoux qui sont en contact direct avec l’air frais que nous traversons à vive allure.

 

Heureusement, je parviens à apprivoiser le froid et notre chevauchée vers Aassiaat est un pur délice. Des paysages splendides, alternance de banquise et de passages par des îlots de terre désertique. Lars fonce et je m’accroche comme je peux à la motoneige. Le Paris-Dakar, à côté, c’est du pipo. Au milieu du voyage, Lars double l’autre motoneige et laisse s’exprimer la puissance de sa motoneige. Yiiipiii ! Puis il s’arrête et me dit : « do you want to try ? » Je hoche la tête et saisis le guidon tout excité. Les autres nous ont redoublé. Après une rapide prise en main de l’engin, je monte dans les tours pour goûter à un petit 100 km/h sur la banquise. Oublié le froid. Jubilation de vivre de tels instants.

 

Arrivés à Aassiaat, je remercie vivement Lars d’une accolade chaleureuse. Nous voilà de retour en ville. Nous filons chez Ejnar qui nous accueille gracieusement chez lui avec sa femme Itou. Dernier jour au Groenland. Nous décollons demain pour Copenhague. Comme je le pressentais, ce mois groenlandais fut une merveille. Le contraste, mercredi soir à l’aéroport de Marignane, sera sans doute violent. Notre si beau chapitre de vie arctique ne manquera de nous réchauffer le cœur, par ricochets, lorsque nous traverserons les prochains épisodes de nos vies.  

Episode 20: Asavakkit Inuit Nunaat ! Qujanaq !

 

A voir aussi, le site du Manguier : https://lemanguier.net